mardi 27 novembre 2018

❤️ "Le lambeau" de Philippe Lançon"


Prix Femina 2018

Alors, bien sûr, tout le monde connait déjà un peu ce livre.
Philippe Lançon se trouvait à la conférence du mercredi de "Charlie Hebdo" ce fameux 7 janvier 2015 lorsque les frères K. ont fait irruption avec leurs kalachnikovs...
Il a été gravement blessé au bras, à la main et surtout au visage ce qui lui a valu de passer les neuf mois suivant en milieu hospitalier où il a subi de multiples chirurgies et tenté de se reconstruire.

C'est en effet une très belle oeuvre littéraire, pas toujours facile d'accès, les références sont nombreuses, on sent la maitrise de la langue, du sujet.
Mais c'est aussi (évidemment ?) un livre bouleversant d'humanité, d'introspection, de sincérité.

Philippe Lançon a eu ce qu'on appelle une blessure de guerre, il est une "gueule cassée", comme les soldats de la Première Guerre. Il nous raconte son parcours à l'hôpital, mais aussi les relations avec le personnel qui le soigne, qui l'entoure, les relations avec sa famille, ses amis, le nid qu'il crée et dont il ne veut plus sortir.
On rentre dans son intimité, son intimité hospitalière, son intimité de patient, on observe l'évolution de ses relations, notamment avec les soignants, ce qu'il inspire en tant que victime d'un acte où tous les français se sont sentis attaqués.
Il a une manière bien à lui de gérer son stress, ses émotions, une manière très "littéraire", il se plonge et se replonge dans certaines lectures, il a un rituel pré-opératoire, et rapidement il écrit à nouveau pour les deux journaux pour lesquels il travaille. Une manière de rester vivant, tout en étant éloigné de la folie du monde.

Un livre que j'ai beaucoup apprécié d'une part pour sa richesse littéraire mais aussi parce que l'auteur se livre sans pudeur et nous dit sa vérité.
Il ne parle pas beaucoup du problème des attentats, des islamistes même si il reconnaît qu'il a "peur", c'est vraiment une parole sur la reconstruction physique, psychique et émotionnelle.

De plus c'est une manière de nous rappeler que lors des attentats il n'y a pas que des morts mais aussi des blessés pour qui la vie change parfois du tout au tout, il y a ceux qui parlent (écrivent) mais également des dizaines (des centaines) d'autres qui ne peuvent pas et qui pourtant vivent l'horreur au quotidien, même des années après.

C'est un témoignage fort, et à mon avis indispensable car l'homme a tendance à tout oublier....
"La novlangue avait aussi un mot pour signifier un peu plus qu'éprouver ou ressentir, « sentventre », ce qui veut dire, explique Orwell, « sentir avec les entrailles ». Je l'ai peu à peu décliné, selon les heures de la journée et les points d'incommodité - « incommodité » est le mot que j'ai assez vite choisi pour définir devant les autres ce que mon corps subissait. Ce n'était pas une coquetterie, et pas seulement un euphémisme : en réduisant le mot, je réduisais la douleur et le pathétique qui l'accompagnait. L'incommodité, c'était tantôt « sentmâchoire », tantôt « sentnez », tantôt « sentgorge », tantôt « sentoeil », tantôt « sentmain » ou « sentbras », et, dans la nuit, comme un bouquet final, « senttout ». Quoi que ça sente, ça piquait, ça irritait, ça brûlait, ça inondait. J'ai pensé tous ces mots, et bien d'autres, mais je ne les ai pas écrits et nul n'en a rien su."
"Quatre dans un hôpital, une dans l'autre : ce sont les chambres où je suis resté à plein temps du 8 janvier 2015 au 17 octobre 2015, ce qui, si finalement je compte et si je ne me trompe pas, donne un total de 282 jours. Ce sont les prisonniers qui comptent, et souvent les malades, parce qu'ils voudraient s'enfuir et disparaître. Je n'étais ni prisonnier ni malade : j'étais une victime, un blessé, et j'aurais voulu rester dans les hôpitaux le plus longtemps possible. Ils me protégeaient et me sauvaient d'un mal que j'avais les plus grandes difficultés à comprendre et auquel je ne voulais surtout pas m'envoler comme, du bagne, l'avait fait Henri Charrière dit Papillon. Ce n'est que par le quotidien hospitalier que j'ai pu apprivoiser ce qui avait eu lieu."
"Si je le recopie ici, c'est parce qu'il indique comment l'attentat crée une chaîne de souffrances subites, communes et particulières, où chaque ami de la victime semble soudain marqué, comme du bétail, au fer rouge : le viol est collectif. C'est pourquoi, à partir du 7 janvier, ma vie ne m'a plus appartenu. Je suis devenu responsable de ceux qui, d'une façon ou d'une autre, m'aimaient. Mes blessures étaient aussi les leurs. Mon épreuve était en indivision."
"Ça n'est jamais arrivé ici, dans ce service, ce mélange de tendresse et de folie que vous inspirez, et c'est pourquoi vous allez devoir partir. Il faut vous protéger de tout le monde et de toutes les bêtises que vous disent les uns et les autres sur la suite, sur votre visage qui va devenir comme ci ou comme ça. C'était inévitable : vous sortez d'un évènement national qui a bouleversé la vie de tous, et, de plus, vous avez une personnalité très spéciale. Vous avez su trouver votre force ici, et c'est bien. Vous avez fait de ce service un nid accueillant et séduisant, tous sont entrés dans ce nid, et vous devez maintenant en sortir pour leur échapper."
Gallimard, 510 pages.

dimanche 18 novembre 2018

"Rue des voleurs" de Mathias Enard


Lakhdar est un jeune tangerois qui vit tranquillement son adolescence en lorgnant les formes de sa cousine Meryem, jusqu'au jour où les deux adolescents sont surpris, nus, ensemble...
Le jeune garçon est violemment mis à la porte par son père, il se retrouve dans la rue à errer et surtout à devoir se débrouiller seul.
C'est ainsi que va commencer pour lui un véritable voyage initiatique, entre Tanger et Barcelone, mais aussi dans son esprit et sa perception du monde qui l'entoure.

Il va vivre seul, dans la rue, puis dans une mosquée où il sera le "libraire" - car il adore lire, lire en français, surtout des polars ; il va aussi recopier des livres à mettre en ligne, des fiches de soldats de la première guerre mondiale ; il va travailler sur un bateau qui relie Tanger à Algésiras ; il sera le second d'un "croque-mort"; il sera professeur d'arabe...

Il rencontre Judith une jeune femme espagnole dont il va tomber amoureux, il va suivre de loin en loin son ami, Bassam, qu'il soupçonne d'avoir rejoint les Frères Musulmans...

Le monde autour de lui est en ébullition, c'est le Printemps Arabe, il y a des attentats, le mouvement des Indignés, et notre héros passe de l'adolescence à l'âge adulte en observateur, spectateur de cette société qui va trop vite pour lui. Sa conception de la vie sera bouleversé, sa Foi sera touché, il apprend et découvre chaque jour les turpitudes de l'Homme mais aussi son Amour.

C'est un roman dense, très riche, où se trouve beaucoup beaucoup de choses, beaucoup d'idées, d'informations. Mathis Énard n'est jamais avare dans son écriture et l'on apprend toujours beaucoup.
Il partage avec nous sa connaissance du monde arabe, son érudition est sans limite.

Une fois n'est pas coutume, je n'ai pas LU ce livre mais je l'ai ÉCOUTÉ. C'est un exercice tout à fait différent mais très intéressant. On ne peut pas relire les phrases et on suit le "ton" donné par le lecteur, j'imagine qu'en fonction du livre et du lecteur l'effet ne doit pas toujours être là. Pour ce livre ce fut pour moi une belle découverte et une très belle expérience. Le lecteur a su se mettre dans la peau de Lakhdar et m'emmener avec lui dans ses aventures.


Studio5sur5, 9h, Lu par Othmane Moumen.

"De nos frères blessés" de Joseph Andras


Goncourt du premier roman 2016

En février 1957, Fernand Iveton est guillotiné, il sera le seul européen à l'être au cours de la guerre d'Algérie.
Il a une trentaine d'année, est ouvrier dans une usine, est communiste et aime plus que tout son pays, l'Algérie, et s'est donc engagé comme anticolonialiste.

Il a été arrêté alors qu'il venait de déposer une bombe dans son usine, bombe qui n'a pas eu le temps d'exploser et qui n'était pas prévu pour toucher des êtres humains mais juste pour provoquer des dégâts matériels.
Cependant il sera l'exemple ; la grâce présidentielle lui sera refusée pour satisfaire "l'opinion publique" car on se refuse toujours à parler de guerre en Algérie, mais simplement d'évènements...

Dans ce très beau roman, Joseph Andras nous raconte l'histoire de Fernand l'engagé politique, mais aussi Fernand enfant dans son beau pays, sa rencontre avec celle qui deviendra sa femme, Hélène. Il nous montre que celui dont on ne parla qu'en terme de terroriste était aussi un homme plein de sentiments, d'émotions, de convictions.

L'auteur nous dévoile sa passion pour cet homme qui fut probablement victime d'une certaine forme d'injustice.

Un premier roman très réussi !

Actes Sud, 140 pages.

mercredi 7 novembre 2018

"Jézabel" de Irène Némirovsky


Ce roman, écrit en 1936, démarre par le procès d'une femme, Gladys Eysenach, qui a tué un jeune homme supposé être son amant. Les témoins défilent, puis le jury se retire et plus tard rend son verdict.

Le livre se poursuit en nous racontant la vie de Gladys, son enfance, ses rencontres, ses amants, sa fille....
Petit à petit le caractère de cette femme nous est dévoilé sans que jamais on ne sente de jugement de la part de l'auteur. C'est une simple constatation de ce que fut sa vie. C'est une femme belle, très belle et qui vit dans et avec le regard des autres, surtout celui des hommes.
Plaire est un besoin physique, comme respirer ; alors inévitablement vieillir est une étape insoutenable.
Bien entendu si on lit ce livre au premier degré on voit une femme imbue d'elle-même et peu intéressée par son entourage, et en effet la relation à sa fille le prouve assez.
Mais on peut malgré tout lire aussi la fragilité féminine, le regard d'une femme sur elle-même, sur son vieillissement, la peau qui se fripe, qui perd de son éclat, le regard des hommes qui se tourne vers de plus jeunes demoiselles...

Ce livre a aussi un côté féministe, il reste très moderne et d'actualité.
Il y a une sorte d'injustice à ce que l'homme vieillissant est regardé avec plus de respect alors que la femme vieillissante est méprisée....
Gladys est une femme fragile, pleine d'angoisse et de contradiction, et même si son caractère est excessif elle exprime très bien, il me semble, ce que chacune d'entre nous peut avoir un jour pensé ou ressenti.

J'ai beaucoup aimé ce livre qui m'a touché. Il a parfois fait résonance en moi, sur la vie, la vieillesse, la féminité. Même si le plus souvent on peut trouver que Gladys est franchement très égoïste -voire même horrible- je me suis malgré tout attachée à elle.
Et bien entendu il est magnifiquement écrit par une auteur dont la prose ne nous déçoit jamais.

Le Livre de Poche, 218 pages.

lundi 5 novembre 2018

"Tous les hommes désirent naturellement savoir" de Nina Bouraoui



Ce livre est présenté comme un roman mais il s'agit plus d'un récit autobiographique.
Avec des chapitres aux titres répétitifs, Nina Bouraoui revient sur son enfance, son adolescence et les prémices de son homosexualité.

Il y a les chapitres nommés "Se souvenir" où l'auteur se souvient de son enfance de 4 à 14 ans, en Algérie mais aussi lors de ses séjours en France ; "Savoir" parlent de ce qu'on lui a raconté, les souvenirs de sa famille, c'est avant elle mais aussi sa petite enfance ; "Devenir" c'est lorsqu'elle a 18 ans, qu'elle étudie à ASSAS, elle est seule à Paris et découvre le milieu homosexuel féminin, elle est attirée mais a peur, elle a envie tout en étant dégoutée ; et enfin le dernier qui n'arrive qu'à la fin du livre, "Être" qui en peu de mots nous dit ce qu'elle est, aujourd'hui.

La lecture de ce livre est très facile car les chapitres sont courts, parfois même très courts, mais tout est mélangé, c'est un va-et-vient incessant dans les différentes époques de son passé, ce qui est parfois pénible (et pourtant j'aime bien ce style de narration, mais là poussé à l'extrême...).
Cependant je me suis assez vite lassée de ce récit intime qui au final ne m'a rien apporté. C'est une énième confession, tranche de vie, sans grand intérêt et que je vais vite oublier à mon avis.

Dommage parce que c'est plutôt bien écrit et pour une première rencontre avec Nina Bouraoui je ne suis pas très convaincue, pas sûr d'y revenir.

JC Lattès, 264 pages.

dimanche 4 novembre 2018

"My absolute darling" de Gabriel Tallent


Nous sommes en Californie, au bord de la mer, en lisière de forêt. Julia, surnommée Turtle, a 14 ans, elle vit seule avec son père Martin. Son grand-père paternel habite près de chez eux.
Turtle va à l'école, tous les matins elle prend le bus pour s'y rendre. Elle n'a pas d'amis et rencontre apparemment de grandes difficultés dans son apprentissage.
Une de ses enseignante, Anna, tente de l'aider, mais Turtle est sauvage et solitaire et n'en fait qu'à sa tête.
Dans cette maison où elle vit avec son père, plus rien n'est entretenu, la nature a repris ses droits, mais cela n'a pas l'air de gêner ses occupants.
Il y a des armes, des cibles partout dans la maison et dans la cave il y a de quoi s'auto-suffire pendant plusieurs années. Turtle ne connait peut-être pas correctement son vocabulaire mais elle sait manipuler toutes sortes d'armes à feu, les nettoyer, les démonter et remonter. Elle en connait aussi un rayon sur la nature qui l'entoure, elle n'a peur de rien.
Elle aime son papa et aussi son papy, mais elle n'a visiblement pas encore conscience que toutes les relations qu'elle connait/vit sont tordues. La relation avec son père est très ambiguë. Il lui répète sans cesse qu'il l'aime et qu'il a besoin d'elle pour se lever tous les matins, mais il lui fait vivre un enfer en étant manipulateur, violent. On perçoit que c'est un homme d'une grande intelligence tout en étant extrêmement torturé.
Mais Turtle grandit et à 14 ans elle entre pleinement dans l'adolescence, elle va aussi faire une rencontre qui va chambouler sa vision du monde et de sa vie et de fait chambouler la vie de son père...

C'est un livre absolument époustouflant dans la manière dont le récit est conduit.
L'auteur nous prend dans ses filets dès le départ, il installe la situation, et petit à petit nous dévoile ses personnages, et plus on avance plus on est estomaqué. Il pose le décor et puis doucement, tranquillement il fait évoluer l'histoire et met ses personnages à nu.
La description psychologique des protagonistes ainsi que leur progression est magistralement menée.
Je me suis attachée à cette jeune fille tout en étant bouleversée par sa manière de vivre son histoire, de réagir. J'ai haï le père mais j'ai compris comment elle n'arrivait pas à se détacher de son influence, comment elle a continué à l'aimer malgré tout et petit à petit on la voit ouvrir les yeux.

C'est dur, c'est violent, c'est extrême et puissant.
La fin du livre se lit d'une traite, on est happé et on ne peut plus s'arrêter de tourner les pages tout en ayant les mains qui tremblent, le coeur qui bat la chamade, le souffle coupé.

Quelques notions sont clairement bien exposées notamment sur les armes à feux, sur la nature et le monde dans lequel on vit et ce que l'on en fait.

On comprend aisément pourquoi il aura fallu 8 ans à Gabriel Tallent pour écrire ce premier roman. Il nous offre un moment de lecture incroyable et intense.
J'ai énormément aimé ce livre mais ne peux malgré tout pas le mettre en coup de coeur, impossible de mettre un joli coeur rouge à côté de ce texte d'une violence physique et psychologique parfois intolérable.

A lire absolument, mais attention tout de même, âme sensible s'abstenir !
"... Si tu n'es pas convaincu que le monde va mal, papa, c'est que tu ne regardes pas autour de toi. Les cerfs, les grizzlys, les loups ont disparu. Les saumons aussi, presque. Les séquoias, c'est terminé. Des pins morts, on en trouve par bosquets entiers sur des kilomètres carrés. Tes abeilles sont mortes. Comment on a pu faire naître Julia dans un monde aussi merdique ? Dans cette dépouille putride de ce qui aurait dû être, dans ces restes à l'agonie, violés ? Comment tu veux élever une enfant en compagnie de tous ces connards égocentriques qui ont détruit et gâché le monde dans lequel elle aurait dû grandir ? ..."
Gallmeister, 454 pages.