jeudi 10 octobre 2019

"Le Ghetto intérieur" de Santiago H. Amigorena


Vicente Rosenberg, juif originaire de Pologne, a émigré en Argentine en 1928 pour y trouver un meilleur avenir.
Il y rencontre celle qui deviendra sa femme et la mère de ses enfants, Rosita.
Il travaille dans un magasin de meuble pour son beau-père.
Sa vie est paisible, il est amoureux, heureux, et a deux bons amis qui ont émigré en même temps que lui.

Mais voilà qu'en Europe le nazisme se déchaine, la guerre fait rage et Vicente s'inquiète pour sa famille. Pour sa mère notamment, qui est bientôt enfermée dans le ghetto de Varsovie, et pour son frère qui est avec elle.

Vicente a quitté l'Europe pour découvrir autre chose, mais aussi probablement pour fuir une condition, celle d'être juif dans une Europe largement antisémite, fuir aussi sa mère, il me semble, trop présente.
Lorsque les lois antisémites sont déclarées il demande à sa mère de venir le rejoindre, mais elle ne veut pas abandonner ses deux autres enfants, il propose mais sans trop insister.
J'ai aimé ce point de vu, un peu nouveau (bien que déjà abordé dans les Déracinés), des juifs qui sont loin et n'ont pas à subir l'ire nazi. Nécessairement nait une culpabilité de ce que vit le peuple juif et dont on est éloigné, et d'un coup Vicente qui ne se sentait pas particulièrement juif ne devient plus que juif, il n'est plus rien d'autre qu'un juif. J'ai trouvé l'approche de cette question vraiment très intéressante et particulièrement bien traitée.
Mais cela entraine chez Vicente une entrée en le silence, la culpabilité le ronge au point qu'il ne peut plus prononcer un mot, et ce n'est pas que cela, il ne fait plus rien dans sa famille, il ne s'occupe plus ni de sa femme ni de ses enfants.
Et c'est là où j'ai un petit peu de mal à comprendre le processus, il culpabilise d'avoir en quelque sorte abandonné sa famille en Europe (bien que non responsable de l'antisémitisme ambiant) et cette culpabilité fait qu'il abandonne sa propre famille ici, là, celle avec laquelle il vit. Il abandonne sa femme et ses enfants en étant totalement absent à lui-même et à ses proches. L'histoire est vraie puisqu'il s'agit de celle du grand-père de l'auteur, mais j'avoue ne pas avoir réussi à avoir d'empathie pour lui. Au début oui, mais lorsqu'il se renferme totalement sur lui et tourne le dos à ses proches là je reconnais que je n'y arrivais plus.

Je reste donc indéterminée sur ce roman et ne peux malheureusement pas partager les avis dithyrambiques.
En revanche c'est un très beau texte, merveilleusement écrit même si j'y ai trouvé quelques longueurs.
Un roman qui mérite d'être lu et découvert malgré mon avis mitigé.
"À partir de ce triste mois de mars 1941, Vicente allait éprouver une double haine de lui-même : il allait se détester parce qu'il s'était senti polonais et il allait se détester davantage encore parce qu'il avait voulu être allemand. Il allait éprouver une double haine de lui-même que jamais le fait de se sentir juif n'allait soulager. « Pourquoi jusqu'aujourd'hui j'ai été enfant, adulte, polonais, soldat, officier, étudiant, marié, père, argentin, vendeur de meubles, mais jamais juif ? Pourquoi je n'ai jamais été juif comme je le suis aujourd'hui - aujourd'hui où je ne suis plus que ça. » Comme tous les Juifs, Vicente avait pensé qu'il était beaucoup de choses jusqu'à ce que les nazis lui démontrent que ce qui le définissait était une seule chose : être juif. "
"Être juif, pour lui, n'avait jamais été si important. Et pourtant, être juif, soudain était devenu la seule chose qui importait.  « Mais pourquoi je suis juif ? Pourquoi, aujourd'hui, je ne suis que ça ? Pourquoi je ne peux pas être juif et continuer d'êtretout ce que j'étais auparavant ? »"
" ...les nazis ne tuaient pas les Juifs parce qu'ils étaient polonais, vieux, inutiles, blonds, mariés, célibataires, boiteux ou parce qu'ils avaient mauvaise haleine : ils les tuaient parce qu'ils étaient juifs. En 1941, être juif était devenu, grâce à ceux qui cherchaient à les exterminer, la condition fondamentale de millions de personnes qui, comme Vicente, n'avaient jamais accordé une grande importance à cette caractérisation, à cette appartenance mi-religieuse, mi-ethnique, et trois quarts n'importe quoi. En 1941, être juif était devenu une définition de soi, qui excluait toutes les autres, une identité unique : celle qui déterminait des millions d'êtres humains - et qui devait, également, les terminer."
"Vicente avait été un homme installé : quarante ans, marié, deux filles et un fils, des amis, un magasin qui marchait, une ville qui ne lui était plus étrangère. Il avait été un homme comme plein d'autres hommes, heureux et malheureux, chanceux et malchanceux, vif, fatigué, présent, absent, souvent insouciant, parfois passionné, rarement indifférent. Il avait été un homme comme tant d'autres hommes, et soudain, sans que rien n'arrive là où il se trouvait,  sans que rien ne change dans sa vie de tous les jours, tout avait changé. Il était devenu un fugitif, un traître. Un lâche. Il était devenu celui qui n'était pas là où il aurait dû être, celui qui avait fui, celui qui vivait alors que les siens mouraient. Et à partir de ce moment-là, il a préféré vivre comme un fantôme, silencieux et solitaire."
P.O.L, 191 pages. Mai 2019


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