"Car la lecture est un singulier dialogue qui ne rêve que de pluriel, celui du désir incandescent d'échanger, de partager et de confronter ses impressions de lecture, de les dire aux autres et au monde, un désir puissant de faire circuler les oeuvres et de donner aux mots aimés l'écho le plus long et le plus lointain possible" Manuel Hirbec pour "Page"
lundi 10 juin 2019
"Station eleven" de Emily St John Mandel
Un soir à Toronto dans une salle de théâtre se joue "Le Roi Lear", l'acteur principal fait un malaise et meurt sur scène.
C'est le début de la fin de l'ancien monde, une pandémie se propage à une vitesse vertigineuse et bientôt le nombre de morts devient totalement surréaliste.
Vingt ans plus tard une troupe de musiciens et d'acteurs sillonne le pays et se produit en concert ou pièce de théâtre devant des petites communautés qui survivent tant bien que mal.
Alors franchement rien qu'avec la quatrième de couverture je me dis que ce livre n'est absolument pas fait pour moi, les romans d'anticipation de fin du monde ultra-anxiogène pas vraiment ma tasse de thé...
Mais les nombreuses critiques littéraires que j'ai lu et entendu ont éveillé ma curiosité et je me suis jetée à l'eau.
Je dois donc avouer que j'ai beaucoup aimé ce livre qui bien qu'étant apocalyptique n'était pas si anxiogène que ça.
On passe du monde d'avant, juste avant la pandémie, à vingt ans plus tard ; on suit des personnages et notamment des personnages qui gravitent autour de ce célèbre acteur qui meurt au tout début du roman.
On découvre que lorsque plus de 90% de la population a disparu, plus rien ne fonctionne puisqu'il n'y a plus assez de personne pour effectuer toutes les tâches qui nous permettent d'avoir l'électricité, l'eau, internet... bref tous les moyens de communication, de transport sont à l'arrêt, c'est un rude retour en arrière, très en arrière.
Alors comment les survivants font-ils pour vivre ensemble ? Pour se faire confiance ? Pour s'entraider ?
Car même si chacun a peur de l'autre, chacun a besoin de l'autre pour survivre, continuer, avancer.
Un point de vue très intéressant sur la nature humaine et les capacités d'adaptation, de mise à l'épreuve en fonction de l'âge de chacun au moment de la disparition de l'ancien monde et pour les "nouveaux" nés après et qui n'ont connu que ce monde là, présent.
Un livre qui fait un peu réfléchir sur nos conditions de vie, peut-être aussi sur les relations que nous entretenons les uns avec les autres et comment nous prenons tout ce que nous avons comme un dû.
Une belle découverte !
Rivages, 475 pages.
Traduit de l'anglais par Gérard de Chergé
dimanche 9 juin 2019
❤️❤️❤️ "À la ligne Feuillets d'usine " de Joseph Ponthus
"J'écris comme je travaille
À la chaîne
À la ligne"
L'auteur a un parcours assez atypique
des études de littérature
travailleur social
puis intérimaire en Bretagne dans des usines agro-alimentaires
conserverie de poissons et abattoir
dépoteur de chimères
égoutteur de tofu
trieur de crevettes
cuiseur de bulots
nettoyeur d'abattoir
découpeur de porc
trieur de demi-vache
La ligne de production
la ligne d'écriture
il faut aller vite
vite
les horaires
décalage permanent
la force
la douleur du corps
la précarité de l'emploi
du temps et du transport
À la maison l'amour
l'épouse et le chien
Le mélange des genres
le mélange des mots et des poissons
le mélange de la poésie et de l’humour
parfois coquin
Un livre, un essai, un récit, un témoignage écrit comme un long poème en vers libres, sans ponctuation, dans le souffle de l'usine, de la ligne de production.
Joseph Ponthus nous raconte ainsi son quotidien, la difficulté de trouver un emploi dans son domaine et comment il se retrouve ouvrier dans les usines agro-alimentaires de Bretagne, pour gagner de l'argent. Il nous raconte les difficultés, physiques, d'organisations, les horaires, les collègues...
La forme utilisée est tout simplement parfaite pour le sujet, parfaite pour cette écriture à la fois dure, crue, incisive, brillante, intelligente, mais aussi pleine d'humour et de tendresse.
J'ai rarement autant ri en lisant un livre, je suis revenue en arrière pour relire, les jeux de mots sont fins, malins, ce n'est même plus du second degré, on vole haut, très haut dans la littérature, dans la langue, les mots, les phrases.
J'ai tellement tellement aimé !!!
Je lis pour ce genre de livre, sur lesquels on tombe un peu par hasard, sans savoir à quoi s’attendre.
Pour la surprise, la stimulation de l’intellect, l’ouverture sur un monde (ouvrier) inconnu.
Je me suis régalée, délectée,
je ne peux que recommander
mon enthousiasme est sans fin
J’attends, j’espère que Joseph Ponthus nous fera revivre d’aussi belles découvertes.
"À l'agence d'intérim on me demande quand je peux commencer
Je sors ma vanne habituelle littéraire et convenue
« Eh bien demain dès l'aube à l'heure où blanchit la campagne »
Pris au mot j'embauche le lendemain à six heures du matin"
"J'échafaude des contraintes qui me semblent bien sonner
Égoutteur de tofu
Et fauteur de dégoûts"
"Le temps perdu
Cher Marcel je l'ai trouvé celui que tu recherchais
Viens à l'usine je te montrerai vite fait
Le temps perdu
Tu n'auras plus besoin d'en tartiner autant"
"Le chauffeur me demande si je suis un chef pour aller comme ça à l'usine en taxi
Je lui réponds que je suis le fils d'Agnès Saal mais
il n'a pas l'air de capter ma vanne"
"L'autre jour à la pause j'entends une ouvrière dire à un de ses collègues
« Tu te rends compte aujourd'hui c'est tellement speed que j'ai même pas le temps de chanter »
Je crois que c'est une des phrases les plus belles
les plus vraies et les plus dures qui aient jamais
été dis sur la condition ouvrière
Ces moments où c'est tellement indicible que l'on
n'a même pas le temps de chanter
Juste pour voir la chaîne qui avance sans fin l'angoisse
qui monte inéluctable de la machine et devoir
continuer coûte que coûte la production alors que
Même pas le temps de chanter
Et diable qu'il y a de jours sans"
"Je le dois à l'amour
Je le dois à ma force
Je le dois à la vie"
La Table Ronde, 263 pages.
mardi 4 juin 2019
"La libraire" de Penelope Fitzgerald
Nous sommes en 1959 dans un petit village du Suffolk, Florence Green, veuve d'une quarantaine d'années a pour ambition de racheter, The Old House, une maison à l'abandon depuis plusieurs années.
Son idée est de créer une librairie dans ce petit village de Hardborough bien que les commerces aient la vie dure et qu'elle ne soit pas sûre que les gens aient envie d'acheter des livres.
Bien entendu tout ne se passera pas comme elle l'espérait et devenir libraire dans ce village n'est pas si simple, car cela signifie devenir "quelqu'un" ce qui n'est pas au goût de tout le monde.
Comment ce village qui est organisée selon un certain respect des strates de la société peut-il laisser une simple veuve devenir un personnage important?
La bourgeoisie locale, en la personne de Violet Gamart, va s'opposer farouchement à son installation en inventant tout un tas de contraintes.
Dans la liste des personnages on retrouve le banquier, le vétérinaire, les notaires, le plombier, la couturière, le poissonnier, la famille nombreuse, la petite fille, la célébrité locale, le général (un peu benêt), et bien sur l'homme riche que tout le monde écoute et respecte, une nouvelle satire sociale un peu comme une pièce de théâtre (un film a d'ailleurs été tiré de ce roman).
Certains personnages, donc, ont une très forte influence sur la vie quotidienne de cette petite communauté et on voit les évènements s'enchainer sans que rien n'y personne ne puisse faire quoi que ce soit pour stopper l'inéluctable.
Les "petites gens" suivent, ne font pas de vague, ne sortent surtout pas de la ligne tracée par les petits bourgeois un peu tyranniques.
C'est un roman assez court où finalement il ne se passe pas grand chose, mais au fil des pages on se laisse prendre dans ce tourbillon de la vie qui avance doucement mais sans faire de pause.
On retrouve le côté très anglais et très caricatural de la société des années 1970, un peu comme dans "La vie rêvée de Virginia Fly", ce qui m'a permis de mieux comprendre encore ce dernier roman en retrouvant beaucoup de similitude.
Une découverte interessante d'un livre écrit il y a bien longtemps, j'aime de temps en temps me plonger dans ces mondes si différents mais finalement pas si lointain.
Petit Quai Voltaire, 170 pages.
Traduit de l'anglais par Michèle Lévy-Bram