Je me suis beaucoup interrogée sur les articles que je souhaite écrire, les livres dont je veux parler.

Dois-je faire un article pour chaque livre ? Ou uniquement ceux qui m'ont vraiment plu ?

La réponse je l'ai trouvé en pensant à mon club de lecture ; nous y sommes pour parler de tous les livres que nous lisons, pour échanger, discuter, alors comme l'idée est de faire un peu pareil ici, j'ai décidé de tout mettre. Il y aura donc des articles courts, des plus longs, des passionnés et des plus ternes. Certains vous donneront peut-être envie de lire le livre concerné, d'autres vous donneront peut-être envie de me convaincre...

Alors soyez indulgents, et surtout n'hésitez plus à faire un commentaire !

Au plaisir de (vous) lire.

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vendredi 6 octobre 2017

"Sciences de la vie" de Joy Sorman



"La jeune Ninon Moise est l'héroïne et la dernière-née de cette famille qui s'est méthodiquement déglinguée à travers les siècles, l'héritière d'un imposant matériel génétique, et peut-être, qui sait, l'ultime maillon de cette chaîne, l'achèvement de la funeste lignée."
C'est une véritable malédiction qui frappe depuis des siècles la famille de Ninon et de sa mère Esther.
Tout a commencé au Moyen-Âge avec Marie Lacaze en 1518, elle fut la première touchée par une maladie inconnue et surprenante et après elle toutes les filles aînées, aucune n'y a échappé. À chaque génération sa maladie, sa tare, plus ou moins contraignante, plus ou moins douloureuse, à chaque fois différente.
Ninon, 17 ans, vit seule avec sa mère, et toute son enfance a été bercée par les histoires qu'elle lui contait, les histoires de leurs ancêtres. Il faut dire qu'Esther a fait beaucoup de recherches et connait chaque épisode de chacune de ses aïeules. Ninon rigole, parfois a peur mais toujours est passionnée et écoute attentivement sa maman.
Esther en tant que fille aînée n'est pas passée au travers de cette fatalité, elle souffre d'achromatopsie, c'est à dire d'une absence de vision des couleurs, elle voit la vie en noir et blanc ! Elle ne ressent pas de douleur et s'est plutôt bien accommodée de ce handicap particulier en devenant projectionniste de films d'art et d'essai ; elle vit la nuit et le jour se cache derrière des lunettes à l'abri de la lumière.
Pour toutes les deux il est évident qu'un jour Ninon aura elle aussi SON mal, elle ne peut pas échapper à cet héritage biologique.
Et en effet un matin de janvier Ninon se réveille avec une douleur insoutenable dans les bras ; du poignet jusqu'à l'épaule dès que sa peau entre en contact avec quelque chose c'est une brûlure intense et atroce. "Une souffrance inexplicable et disproportionnée [...]"
Débute pour Ninon une longue quête afin de découvrir ce qu'elle a, donner un nom à ce mal qui la ronge et lorsqu'enfin elle peut mettre un nom sur ce qu'elle éprouve (allodynie tactile dynamique) tout recommence pour trouver une solution et guérir. Rdv, entretiens, rencontres avec différents thérapeutes de toutes sortes, hospitalisations, cures, tout y passe, même les chamanes et voyants...
Peu à peu Ninon se renferme sur elle, dans sa chambre qu'elle ne quitte plus, elle s'éloigne de sa mère qu'elle tient pour "responsable" de son malheur.
Elle veut guérir à tout prix, elle veut rompre cette chaîne héréditaire, elle est plus que déterminée à sortir de ce destin soi-disant écrit pour elle.

Je découvre Joy Sorman pour la première fois et j'avoue je suis très surprise par ce roman. Sans pouvoir dire que j'ai adoré je ne l'ai pourtant pas lâché jusqu'à la fin. Il est très prenant, surprenant, mordant.
Écrit sur un rythme rapide, saccadé, on est presque essoufflé de la vitesse. La description de la vie de Ninon est froide, clinique, on va à l'essentiel, on ne perd pas de temps, un peu comme Ninon qui ne vit plus que par et pour sa douleur sans temps ni espace pour le reste.

J'ai aimé l'évolution de la pensée de Ninon, son obstination malgré son jeune âge, la distance qu'elle prend avec sa mère pour se débrouiller seule mais aussi pour tordre le cou à sa destinée.

Et je dois dire que j'ai énormément aimé la fin que choisi Joy Sorman pour son héroïne, j'adhère totalement à l'idée et au concept mais je n'en dirai pas plus il vous faudra lire le livre !!

"Bien sûr il arrive que des anomalies héréditaires restent latentes, ignorées à vie de leur porteur, comme des dispositions du corps non activées, mais cela n'a jamais été le cas dans cette famille, les dispositions se sont toutes déclarées, peut-être, chaque fois, à la faveur aléatoire d'un évènement, d'une rencontre, d'un affrontement avec les difficultés de l'existence, mais qui peut le certifier ?"
"Pourtant Ninon a aussi l'étrange impression d'être plus vive, plus affûtée depuis ces quelques jours, depuis que sa peau la fait souffrir en continu, comme si l'expérience de la douleur physique vivifiait sa pensée, comme si cette nouvelle configuration du corps avait induit une nouvelle configuration de l'esprit, une accélération de ses  facultés intellectuelles, la sensation tout simplement d'être devenue plus intelligente, peut-être de cette intelligence épaissie, ramifiée, complexifiée par le temps, l'âge, la vie, comme si son cerveau s'était embrasé en même temps que sa peau."
"[...] alors les amis s'éloignent, elle les tient à distance, sans tristesse car anesthésiée, flux émotionnel interrompu, coupure générale des sentiments, tout est éteint sauf ses bras hypersensibles."
"L'interne avait posé un diagnostic : conversion d'une émotion sur le plan somatique, Ninon avait entendu sans accrocher l'information, la laissant dériver et s'échouer à l'arrière de la tête, puis ça lui était revenu d'un coup, la phrase s'était faufilée au-devant de la conscience, éclairant ce qu'elle savait sans le formuler, sans l'articuler - quelque chose clochait dans sa vie qui s'exprimait à travers cette douleur allodynique. L'interne avait ajouté : toutes les maladies sont biopsychiques."
"[...] qu'Esther a consignées sans répit, reproduisant avec minutie son arbre généalogique aux innombrables branches malades et tordues dans un cahier relié de cuir qu'elle entend bien léguer à sa fille - cahier lourd comme un grimoire, héritage aussi écrasant que cinq siècles de parenté, histoire sédimentée dans la roche du temps."
"[...] - pas l'innocence cependant car guérir ce n'est pas tout effacer, revenir à un état initial, guérir ce n'est pas reprendre les choses au début, identiques et préservées, entre-temps tout à bougé."
"Ninon a tué en elle l'animal rampant de l'hérédité, réduit à l'état de dépouille suspendue dans un coin sombre et poussiéreux de sa mémoire, elle a sauté hors du rang des maudits, des tarés, des dégénérés, et se jure de ne jamais avoir d'enfants." 
Le Seuil, 272 pages.